ÉCLAIRAGE
Avec Emergentia à Genève et Les Quarts d'Heure à Lausanne, deux plateformes proposées aux jeunes chorégraphes romand·es et suisses, la relève en danse contemporaine expose la vitalité de ses talents, confiants dans leur avenir malgré une offre spectaculaire démultipliée. Le point avec Anne Davier pour l'ADC, Ronces Donca pour L'Abri et Philippe Saire pour Sévelin 36.
Depuis une quinzaine d'années, le festival → Les Quarts d'Heure propose la scène du → Théâtre Sévelin 36 à Lausanne à de jeunes chorégraphes principalement pour présenter une pièce ou un extrait de pièce de 15 minutes. Organisé par → L’Abri, le → Pavillon de l’ADC et le → Théâtre de l’Usine depuis 2019, → Emergentia est né de leur volonté commune de soutenir la création chorégraphique contemporaine et émergente et de construire une plateforme de découverte ouverte. Tous deux ont eu lieu en novembre de cette année 2023.
Dans ces deux manifestations, les idées et énergies explosent malgré le risque de pratiquer son métier dans un marché de la danse et des arts vivants en "surchauffe" comme l'affirmait l'étude de la → Commission romande de diffusion des spectacles (Corodis) parue l'été dernier. Cette enquête évoquait une suroffre artistique entraînant une précarisation des artistes. L'étude indiquait notamment que le nombre d’emplois dans la catégorie « Troupes de théâtre et de ballet » avait augmenté de 31% en Suisse entre 2011 et 2019 et même de 60% en Suisse romande, selon des chiffres de l’OFS. L’étude expliquait que « cette attractivité du secteur ne dérive pas d’une addition de vocations individuelles, mais bien de conditions sociales favorables ».
Anne Davier, directrice de l'ADC, Rares Donca, directeur de l'Abri et Philippe Saire, directeur de Sévelin 36 et chorégraphe connaissent bien la réalité du terrain. Elle et ils sont optimistes malgré tout quant à l'avenir des jeunes artistes en danse en Suisse et à l'international. Interviews croisées.
D'où viennent les jeunes chorégraphes qui présentent leurs œuvres à L’Abri, à l’ADC, à L’Usine dans le cadre d’Emergentia et à Sévelin 36 dans le cadre des Quarts d'Heure ?
Comment le choix a-t-il été fait ?
Rares Donca :
Il s’agit pour la plupart de diplômés de La Manufacture mais aussi du Ballet Junior ou de la HEAD à Genève. Les processus de sélection sont tout à fait classiques : les artistes ou les projets sont choisi·es soit dans le cadre de repérages et de visionnements, soit dans le cadre d’appels à projets.
Philippe Saire :
Géographiquement, pour Les Quart d’Heure, la priorité est donnée aux propositions venant de la région. Il y a un appel d’offres, avec description du projet, liens vidéo avec des répétitions ou d’anciens travaux, si cela existe. Pour cette dernière édition, c’est l’ensemble de l’équipe de Sévelin qui a fait le choix au printemps dernier. Ce choix est fait en fonction des dossiers, de la cohérence qui peut y être trouvée avec l’idée que les 6 propositions soient variées et viennent d’horizons différents. Ceci mis à part, c’est souvent l’inconnue, car il y a beaucoup de premiers projets, et c’est une des fonctions des Quart d’heures.
Est-ce que, selon vous, ce qui se murmure à haute voix concernant une surchauffe des jeunes chorégraphes arrivant sur le marché après avoir suivi les hautes écoles est vrai ?
Anne Davier :
Je crois que la « surchauffe » ne concernait pas les formations. Une étude a en effet été menée par la Corodis, qui préconisait entre autres de ralentir le système de production, de donner plus de visibilité aux œuvres déjà créées, de lutter contre la précarité des artistes. Cette étude a employé le terme de « surchauffe » qui a d’ailleurs agacé tout le monde et généré beaucoup de malentendus. Une volée danse ou théâtre de La Manufacture compte une quinzaine d’élèves. C’est plutôt le minimum pour faire classe !
Rares Donca :
Je ne partage pas l’avis qu’il y ait surchauffe au niveau de la formation, quelle qu’elle soit d’ailleurs. Tou·tes les diplômé·es ne seront pas chorégraphes, comme tou·tes les diplômé·es de littérature ne seront pas profs, etc. La professionnalisation des métiers de la scène a été une avancée très importante en Suisse et cela se traduit dans une dynamique sans précédent : la Suisse, plus particulièrement la Suisse romande, est identifiée comme un « hot spot » de la création contemporaine, il y a un public renouvelé qui sent cette énergie et qui suit le mouvement, c’est passionnant artistiquement, ça fuse, les professionnels étrangers sont présents et alertes.
Philippe Saire :
Finalement, je ne crois pas tant que ça ! C’est une démarche naturelle, quand tu es danseur et que tu es momentanément sans emploi, d’essayer de développer ton propre projet. D'ailleurs, cela a aussi été mon cas. Lorsque j’ai mis en place les Quart d’heures, c’était aussi avec cette idée de pouvoir s'essayer à la chorégraphie, dans un cadre bienveillant, contextualisé et limité dans le temps. Au sortir de cette expérience, le projet peut se développer parfois, ou alors ne pas aller plus loin. Je pense réellement que ce genre de plateforme a aussi pour fonction d’ouvrir des portes, de s’essayer devant un public, et de réaliser par l’expérience que, peut-être, la chorégraphie ce n’est pas pour tout le monde. Ce n’est pas la fonction de base, mais c’est un moyen de limiter aussi cette « surchauffe » qui ne me parait pas être si importante.
Ces jeunes chorégraphes trouveront-ils et elles tou·tes leur place dans le milieu selon vous ?
Rares Donca :
Je suis confiant dans la capacité du « marché » à s’auto-réguler et puis tout ne se limite pas qu’à la Suisse, les diplômes des HES ont une excellente réputation. Encore une fois, il ne s’agit pas de garantir une place à tout le monde, mais que chacun·e trouve sa place juste. Et pour les institutions – théâtres, festivals – cette dynamique est une aubaine, une opportunité de se réinventer, de travailler sur de nouveaux formats, de se connecter à de nouveaux publics, de tisser d’autres manières de collaborer avec les artistes.
Anne Davier :
Il y a trois générations d’artistes qui sont au travail. Ça nous conduit à réfléchir aux différents parcours possibles dans une perspective de continuité. Heureusement, une vie d’artiste ne se résume pas à un projet d’institutionnalisation ! Elle est une aventure du quotidien, qui s’adapte au cours de la vie, au corps mûrissant, si bien que la notion de durabilité
s’applique aussi à la viabilité du métier d’interprète. Nous cherchons à accompagner l’entrée dans le monde professionnel. On cherche comment cheminer ensemble, sur un court, moyen et long terme. Cela passe par des échanges, des expérimentations, des émulations, des risques à prendre ensemble. Des moments de confrontations, de frustrations, de déceptions, des bifurcations dans les projets, des envies de faire collectif, d’aller voir ailleurs, de faire autrement.
Nous, les programmateur·ices, curateuri·ces, héritons de formatages dans nos modes et cadres de production. On cherche à développer aussi des outils pour dépasser les connus, déplacer les attendus, rendre visible les corps divers, les récits autres, comprendre des grilles de lectures alternatives, en façonner de nouvelles qui enclenchent d’autres qualités dans le travail et d’autres modalités de perception. Accompagner les jeunes artistes signifie entre autres leur donner des outils et des moyens favorisant leur recherche, les soutenir dans leurs expérimentations, réfléchir à leurs rythmes de travail, in fine leur permettre d’affirmer une identité artistique. Chercher en somme à créer, ensemble, un contexte fécond permettant à certain·es de se positionner artistiquement, tout en se professionnalisant.
Philippe Saire :
Je crois avoir déjà répondu dans la question précédente. La réponse est non, bien sûr, mais ça fait partie d’une démarche que je trouve naturelle et constructive.